Scytales a écrit:Comme promis, je vais m'efforcer de synthétiser certaines informations sur le développement de la stéréophonie qui me paraissent importantes pour le sujet.
Se sera mon dernier long message avant de participer aux discussion sur les aspects pratiques de la mise en oeuvre d'une stéréophonie multicanale, mais je crois important de mentionner certains faits avant de poursuivre.
Évidemment, dans l'espace d'un message de forum, les approximations sont inévitables, mais pour les éviter au maximum, je vais m'appuyer, entre autres documents, sur un article écrit par une personne compétente, M. Tom Holman (le "H" du THX) pour faire un panorama historique du développement du multicanal. Cet article intitulé
Channel Crossing (partie I) a été publié dans le numéro de février 1996 de la revue
Studio Sound.
T. Holman introduit son article avec les deux affirmations suivantes : "A short history of multichannel sound shows 2-channel stereo to be a latter-day invention, not at the heart of stereophony. Given a blank slate, engineers and psychoacousticians have come up time and time again with more channels." Ce que je propose de traduire ainsi : "Une courte histoire du son multicanal montre que la stéréo à deux canaux est une résurgence d'un passé révolu, mais ce n'est pas le cœur de la stéréophonie. Lorsqu'il leur est laissé carte blanche, les ingénieurs et les psychoacousticiens ont invariablement proposé des conceptions avec plus de canaux".
Et il illustre cela par l'un des tout premiers systèmes stéréophoniques. Allan Blumlein est crédité de l'invention du premier système stéréophonique de l'ère électronique, conçu en 1931, mais d'autres ont très rapidement étudié des systèmes différents. Blumlein a proposé un système basé sur deux microphones à directivité en huit dont la fonction est, si j'ai bien compris, de convertir les différences de phase entre les signaux captés par chacun des canaux en différence d’intensité pour faire une stéréo d'intensité. J'en parle uniquement pour répondre au message de gailuron au sujet du placement des microphones devant les violons ou les contrebasses, car la façon dont sont utilisés les deux microphones d'une paire Blumlein montre à l'évidence que cette idée de placement des microphones devant un pupitre est impossible avec cette technique :
https://en.wikipedia.org/wiki/Blumlein_pair Et pourtant, elle produit des résultats.
L'un de ces tout premier systèmes stéréophoniques évoqué par T. Holman n'est pas l'invention de Blumlein, mais celle de William B. Snow, du laboratoire de la compagnie Bell, en 1933. T. Holman l'appelle la technique du "curtain of sound" (rideau de son), que j'ai parfois vu traduite en français par l'expression "technique des hublots". Cette technique est celle qui est illustrée sur le schéma d'accroche dans mon premier message, schéma qui est issu d'un ouvrage de John Sunier paru en 1960 :
The Story of Stereo, 1881 - (L'Histoire de la stéréo de 1881 à nos jour). La forme idéale de cette technique consiste à réaliser une prise de son avec un grand nombre de microphones omnidirectionnels qui enregistrent autant de canaux reproduits par autant d'enceintes disposés en rideau, de la même manière qu'étaient disposés les microphones (éventuellement à une homothétie près). Mais les contraintes techniques disponibles au début des années 30 autant que les limites physiques imposées par les dimensions des salles dans lesquelles installer le dispositif de reproduction ont fait que W. B. Snow a eu l'intuition de proposer une réduction de son système à trois canaux. T. Holman a dessiné ce petit croquis explicatif dans son article :
snow-stereophonic-system-TH-recadre.png
En lisant l'article de T. Holman, on pourrait avoir l'impression que Snow a effectivement mis en oeuvre sa technique dans sa forme idéale avant d'en proposer une réduction. Toutefois, lorsqu'on lit le compte-rendu de W. B. Snow, on se rend compte que son système idéal est demeuré théorique et qu'il n'a eu les moyens de mettre en oeuvre que le système pratique réduit à trois canaux. Ce compte-rendu a été publié initialement dans le journal
Bell Laboratory Record, volume 12, n° 7, en mars 1934 et il a été republié par le magazine américain
Audio dans son numéro d'août 1957. La lecture de ce compte-rendu est fascinante.
W. B. Snow expose que les expériences ont consisté à faire entendre à un public un ensemble de neuf personnes disposée en trois rangées derrières un rideaux occultant trans-sonore. Chaque personnes était chargée de faire une annonce parlée à tour de rôle. L'audience devait noter la position de chaque personne sur la scène d'après ce qu'elle entendait. Puis, l'audience a été invitée à faire la même expérience en écoutant la reproduction de l'enregistrement de ce groupe de personnes. Pour évaluer la performance du système à trois canaux, celui-ci a été confronté à d'autres méthodes de reproduction : deux canaux seulement ou deux ou trois canaux avec différentes façons de mixer le canal du micro central avec les deux autres. Le tableau suivant est reproduit dans l'article de Snow, où la position de chaque locuteur sur scène est figurée par des chiffres romains tandis que les moyennes des réponses des auditeurs sont notées en chiffres arabes pour chaque système de reproduction :
snow-stereophonic-system-results-1933.png
Il apparaît immédiatement que le système à trois microphones et trois enceintes, sans mixage du canal central avec les deux autres, est celui qui a produit la scène sonore subjective qui correspond le mieux à la disposition réelle des locuteurs sur scène et surtout à la perception de leurs voix respectives écoutées en direct.
La Seconde Guerre mondiale a pour l'essentiel mis en veilleuse le développement de la stéréophonie, même s'il faut signaler l'aventure héroïque et colossale de Walt Disney, qui a fait concevoir son propre système stéréophonique en trois canaux pour la première diffusion de son célèbre dessin animé musical
Fantasia. Mais si le système originel de Disney avait trois canaux de diffusion, ces canaux diffusaient trois pistes obtenues au moyen du mixage de dizaines de pistes préenregistrées. Le système n'avait donc rien à voir avec celui de Snow ; c'était une expérience de nature encore différente.
Après la guerre, la stéréophonie a repris son essor, aux États-Unis d'abord, où plusieurs grandes maisons de disques ont réalisé des enregistrements sur trois canaux selon la technique développée par W. B. Snow. Ces enregistrements sont biens connus : ce sont ceux de la RCA (série
Living Stereo), de Mercury (série
Living Presence), d'Everest (série
Stereo). Mais les limitations imposées par les techniques de l'industrie discographique de l'époque rendaient impossible la distribution de ces enregistrements en trois canaux. Ils ne l'ont été que sur deux canaux, souvent avec un mixage du canal central avec les deux autres. L'histoire est connue : il faudra attendre presque un demi-siècle l'avènement du DVD-V, puis du DVD-A et du SA-CD pour que le public puisse avoir accès à ces enregistrements dans leur forme originelle en trois canaux dont certains remontent aux années 50 !
Ce renouveau de la stéréophonie après-guerre n'a sans doute pas été étranger à la republication plus de vingt après des articles relatant les expériences au sein de la compagnie Bell dans le magazine
Audio. Ce qui est sûr, c'est que les expériences des années 30, celles de Disney et des autres compétiteurs n'ont pas fait fléchir l'opinion de W. B. Snow, qui a ré-exposé son idée de l'enregistrement stéréophonique idéal dans un article intitulé
Basic Principles of Stereophonic Sound publié dans le
Journal of the SMPTE (Journal de la Société des ingénieurs d'images animées et de la télévision), volume 61, novembre 1953. Pour cet article, il a dessiné le schéma suivant :
système-stéréophonique-idéal-selon-Snow-1953.png
Lorsqu'on observe attentivement ce schéma et qu'on se reporte à la définition de la technique idéale du rideau de son donnée par T. Holman qui évoque une
infinité de canaux, infinité étant un terme du champ lexical des mathématiques, on ne peut manquer de songer au modèle de propagation sphérique d'une onde qui a été développé par les mathématiciens Christian Huygens en 1690 puis Augustin Fresnel en 1818. Même si, à ma connaissance, les noms de Huygens et Fresnel ne sont jamais cités par les auteurs américains, il y a un troublant air de famille entre la technique appliquée et la vulgarisation habituelle du principe théorique.
Dans son article de 1953, W. B. Snow ne prétend pas avoir effectué des expériences sur plus de trois canaux. Il décrit encore une fois un système pratique et réalisable à trois canaux comme une réduction de son modèle idéal, en enrichissant ses observations de plus de vingt ans de pratiques et de la comparaison de son système avec d'autres, notamment avec les systèmes à têtes artificielles. À ma connaissance, il n'existe qu'une seule mention de la réalisation, dans les années 50, d'expériences d'enregistrement sur un plus grand nombre de canaux. Ces expériences ont été menées par Georges Cabasse, quelqu'un que ceux qui l'ont connu indiquent qu'il s'est toujours référé à Huygens et Fresnel. Il ne nous reste malheureusement de ces expériences qu'une mention dans une brochure intitulée "Système de stéréophonie a plus de deux canaux" éditée par l'entreprise en 1971, qui date ces expérimentations de 1959, et le témoignage du preneur de son Bernard Neveu, qui y a participé. Évidement, ces prises de son réalisées à l'époque par G. Cabasse sur 8 canaux à l'aide d'un enregistreur multipistes étaient inexploitables. Ces expériences n'ont servi que de faire-valoir à l'apparition et au développement de la quadriphonie au tournant des années 60 et 70.
Comme l'expose T. Holman dans son article historiographique, la quadriphonie n'a jamais été un système unifié, mais un ensemble de systèmes incompatibles entre eux. Cette hétérogénéité a condamné tout développement d'une stéréophonie en quatre canaux, malgré la maturation des performances de électronique, qui rendait enfin possible la distribution et la reproduction de quatre canaux. Les systèmes quadriphoniques n'étaient même pas d'accord entre eux sur la disposition des quatre canaux. Cabasse a illustré une version de sa brochure avec une répartition de trois canaux frontaux augmentés d'un canal arrière (un système de son enveloppant, donc), tout en insistant que, contrairement à d'autres systèmes, chaque canal de reproduction correspondait à un canal d'enregistrement. Mais on sait par le compte-rendu d'une conférence de 1978 donnée par G. Cabasse que ce dernier a affirmé à cette occasion que toutes ses expérimentations l'ont finalement amené à regrouper les quatre canaux à l'avant (Cette conférence est relatée dans
Hifi Magazine, n° 60, mars 1978, dans un article intitulé
La société Cabasse à l'AFDERS : une passionnante expérience direct - différé).
Cela nous ramène encore une fois à l'article de T. Holman, qui nous apprend quelque chose d'intéressant. Lorsque le
homecinema a commencé à prendre son essor, d'abord grâce à des industriels comme Dolby, le CCIR (Comité consultatif international des radiocommunications), devenu par la suite l'UIT (Union internationale des télécommunications), ou ITU en anglais, a procédé à des évaluations de systèmes multicanaux dans le but de produire une norme. C'est de ces efforts qu'est issu le standard ITU qui est illustré dans beaucoup de livrets de SA-CD. Ce que nous apprends T. Holman, c'est que la performance du systèmes d'enceintes frontales et celle du système d'enceintes d'ambiance (pour produire un son enveloppant) ont été évaluées séparément. Comme le sujet est la stéréophonie au moyen du multicanal frontal, je ne reproduis que ce qui concerne ce point.
Holman nous dit : "The old CCIR, now ITU-R, conducted its own tests on the number of audio channels needed in a new system. Among front channels, there was less 'warping' of frontal sounds, that is, misrepresentation as to position, as the number of channels was increased from two through three to four". Ce que je traduis ainsi : "L'ancien CCIR, maintenant UIT-R, a conduit ses propres tests sur le nombre de canaux nécessaires dans un nouveau système. En ce qui concerne les canaux frontaux, il y avait moins de déformation du son frontal, c'est-à-dire moins de mauvaise perception de position, à mesure que le nombre de canaux était augmenté de deux à trois puis à quatre". Ces conclusions confirment et approfondissent les observations de Snow sur l'amélioration de la scène sonore avec un plus grand nombre de canaux. Pourquoi alors la recommandation a-t-elle débouché sur une disposition en 5.1 avec trois canaux frontaux au lieu de quatre ? D'après T. Holman, c'est uniquement en raison de la volonté d'assurer une compatibilité du nouveau dispositif avec l'existant : "Still, it was felt desirable to have a hard centre since so much produced programme material is, and will be, available in that form, so that three channels won out" ("Toutefois, il a été estimé désirable d'avoir un canal central réel dans la mesure où tant de contenus avaient été et seront produits dans cette forme, et ainsi la formule à trois canaux l'a emporté"). En d'autres termes, des questions de compatibilité, notamment descendante, ont empêché la meilleure formule de s'imposer.
Évidemment, l'histoire ne serait pas complète si on ne mentionnait pas la pentaphonie développée par Cabasse dans les années 90 pour essayer de s'appuyer sur la vague créée par le
homecinema en 5.1 tout en cherchant à atténuer les imperfections identifiées de ce dernier système lorsqu'il s'agit de reproduire une performance musicale scénique en haute fidélité. Ni sans évoquer les systèmes multicanaux frontaux expérimentés au sein de Radio France par M. Philippe Pélissier (cinq canaux frontaux disposés en deux rangées superposées). Et il y a peut-être tant d'autres expériences que j'ignore.
Mais cet exposé sera, je l'espère, suffisant pour montrer que la stéréophonie multicanale s'appuie sur un corpus abondant de théories, d'expériences et de pratiques déjà très anciennes qui vont toutes dans le même sens : avec plus de canaux frontaux réels que deux, la fidélité de la scène sonore, sa qualité et sa cohérence sont nettement améliorées par rapport à une stéréophonie volontairement limitée à deux canaux.
Que peut-on en conclure ? Les pionniers qui ont conçu la stéréophonie avaient des idées trop en avance sur les techniques qu'ils avaient à leur disposition, qui ne leur permettaient pas d'aller jusqu'au bout de leur principe. Aujourd'hui, au XXIe s., nous sommes dans la situation inverse. Nous mettons encore en oeuvre des principes qui sont désormais très en retard sur les possibilités que nous offrent les techniques qui sont à notre disposition. Les amplificateurs se sont miniaturisés tout en étant devenus considérablement plus puissants. Cette augmentation de la puissance disponible permet largement de compenser la diminution de la sensibilité des haut-parleurs de grave, aujourd'hui beaucoup plus robustes. Ces haut-parleurs plus performants permettent de réduire le volume et donc l'encombrement des enceintes sans sacrifier leur réponse dans le grave et sans augmenter la distorsion. Les sources tiennent désormais quasiment dans la main. Les encombrants câbles de liaison s'effacent au profit de la transmission sans fil. Les prix de l'électronique de qualité ont chuté de manière spectaculaire.
Toutes les conditions sont aujourd'hui réunies pour pouvoir faire ce qu'on ne pouvait pas faire aisément en 1933, ni en 1953 ou même dans les années 70 : réaliser une chaîne de reproduction stéréophonique qui se rapproche plus de la perfection en augmentant le nombre de canaux frontaux de restitution. Et cela à bon compte et de manière très logeable dans un intérieur domestique.