Une interview de Giorgio Parisi, prix Nobel de physique 2021
Un très grand monsieur!
Giorgio Parisi : « La science, ce sont des phares dans la nuit »
50 ANS DU POINT. Prix Nobel de physique en 2021, le scientifique italien évoque la notion d’échec et sa foi dans le progrès. Propos recueillis par Chloé Durand-Parenti et Guillaume Grallet. Publié le 03/10/2022
Le scientifique italien est l’un des théoriciens les plus respectés des systèmes physiques complexes. Dernier ouvrage paru : « Comme un vol d’étourneaux » (Flammarion).
Récompensé par le prix Nobel de physique en 2021 aux côtés de deux experts de la modélisation du changement climatique, Giorgio Parisi, 74 ans, est l'un des théoriciens les plus connus et les plus respectés des systèmes physiques complexes. Autrement dit des ensembles constitués d'un grand nombre d'entités en interaction et dont le comportement ne peut pas être déduit simplement de celui de ses composants. Comme les bancs de poissons ou un vol d'étourneaux. Un regard aussi enthousiasmant qu'éclairant.
Le Point : En quoi la science de la complexité peut-elle donner une lecture du monde dans lequel nous vivons ?Giorgio Parisi : Presque tout ce que nous voyons autour de nous est constitué de systèmes complexes. C'est le cas de tous les êtres vivants, comme de notre cerveau. Notre planète est également un système extrêmement complexe : nous savons qu'avec de petits changements externes, nous pouvons passer d'une période chaude à une période glaciaire.
Les différentes époques géologiques qui se sont succédé nous rappellent que les équilibres écologiques sont potentiellement fragiles et peuvent être détruits de manière irréversible. Mais aujourd'hui, l'homme a profondément modifié la nature et ses capacités constructives et destructives ont été amplifiées hors de toute proportion ; il est donc crucial qu'il prenne conscience de la complexité du monde qui l'entoure. Très souvent, nous sommes confrontés à des systèmes qui reposent sur un réseau complexe de relations qui assurent l'équilibre entre les différents composants : si nous ne nous rendons pas compte de leur complexité, notre intervention peut modifier de manière incoercible certaines de ces relations ; au début, il semble que tout continue comme avant, mais si nous allons trop loin, le système peut s'effondrer.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux vols des étourneaux, comme dans votre dernier ouvrage ?Par hasard ou plutôt par curiosité. Toutefois ma curiosité n'était pas dirigée vers ces phénomènes, mais vers les aspects techniques et mathématiques d'un modèle physique mathématique qui décrivait un système complexe, mais à l'époque personne ne le savait. En 1978, la complexité n'avait pas sa place dans les sciences dures. Mon modèle était un cas frappant de sérendipité, c'est-à-dire de découverte d'une chose invisible et inattendue alors qu'on en cherchait une autre. J'avais lu un article scientifique dans lequel il était mentionné qu'un modèle physique mathématique avait été étudié en détail : une théorie avait été élaborée pour expliquer le comportement de ce modèle. Cette théorie semblait absolument correcte, mais il devait y avoir quelque chose qui clochait, car dans certaines situations elle faisait des prédictions qui n'avaient aucun sens, mais personne ne savait pourquoi. Pour moi, cette situation était scandaleuse, car il n'était pas acceptable qu'il y ait une théorie qui était censée fonctionner, mais qui ne fonctionnait pas sans une explication. Sans m'intéresser aux raisons physiques du modèle, mais en me concentrant sur la partie mathématique, j'ai réussi à faire une théorie correcte, dont la signification n'était pas claire. Ce n'est qu'après quelques années de collaboration avec d'autres physiciens de l'ENS que nous avons réalisé que la théorie décrivait un système complexe. À ce moment-là, la complexité était pleinement entrée dans la physique : c'était un résultat totalement inattendu qui a eu une grande influence sur mes intérêts scientifiques ultérieurs.
Avez-vous douté à un moment dans vos recherches ?Lorsqu'un scientifique s'attaque à de nouveaux problèmes, il n'a aucune garantie que ses études aboutiront à un résultat intéressant et à une solution au problème qui l'intéresse.
Personnellement, il y a beaucoup de problèmes que j'ai étudiés pendant longtemps, sur lesquels je n'ai pas pu faire de progrès, même en revisitant le problème plusieurs années plus tard - par exemple la forme détaillée de feuilles de papier froissées ou les taches d'encre sur un papier buvard ou entre deux feuilles de papier, comme dans le test de Rorschach. Ces exemples semblent triviaux, mais en réalité, il est extrêmement difficile de faire des prédictions précises. Il y a tellement de problèmes pour lesquels je me suis retrouvé dans une impasse. Même si, dans ces cas-là, je perdais l'espoir d'obtenir un résultat, je ne m'affligeais pas non plus parce que je travaillais toujours sur plusieurs problèmes en même temps, donc au moins quelque chose allait bien. Bien sûr, dans de nombreux cas, la déception a été amère, mais il reste sans cesse l'espoir que quelqu'un d'autre sera capable de progresser, en s'appuyant sur de nouvelles idées.
[Gouverner] c'est comme conduire de nuit : la science, ce sont les phares, mais la responsabilité de ne pas sortir de la route incombe ensuite au conducteur, qui doit aussi tenir compte du fait que les phares ont une portée limitée.
Comment garder l'espoir face à la situation climatique actuelle ?La situation climatique actuelle offre peu d'espoir. Depuis des décennies, la science nous avertit que le comportement humain jette les bases d'une hausse spectaculaire de la température de notre planète. Malheureusement, les mesures prises par les gouvernements n'ont pas été à la hauteur de ce défi et les résultats obtenus jusqu'à présent ont été extrêmement modestes. Notre génération doit parcourir une route pleine de dangers. C'est comme conduire de nuit : la science, ce sont les phares, mais la responsabilité de ne pas sortir de la route incombe ensuite au conducteur, qui doit aussi tenir compte du fait que les phares ont une portée limitée. En effet, les scientifiques ne savent pas tout. C'est un travail laborieux, au cours duquel les connaissances s'accumulent les unes après les autres et les poches d'incertitude sont lentement éliminées. La science fait des prédictions honnêtes sur lesquelles un consensus scientifique se forme lentement.
Nous avons également besoin d'investissements scientifiques : nous devons être en mesure de développer de nouvelles technologies pour conserver l'énergie, des technologies non polluantes basées sur des ressources renouvelables. Réussir à enrayer le changement climatique exige un effort monstrueux de la part de tous : le coût est colossal, non seulement financier mais aussi social, avec des changements qui affectent nos vies. Mais il n'est pas facile de trouver un consensus social. Le seul espoir réside dans les nouvelles générations, ce sont elles qui verront l'avenir, qui doivent agir et mettre ces questions au premier plan.
Extrait de :
https://www.lepoint.fr/sciences-nature/ ... 0_1924.phpA+