padcost a écrit:Je sais tout cela. Mais consulter « très souvent une oreille extérieure » n'est pas la même chose que « travailler avec un maître »...haskil a écrit:
Bien sur que ça veut dire la même chose ! Arrivé à un certain niveau, travailler avec un maître ne veut pas dire forger se technique et apprendre des oeuvres sous sa direction, comme on le fait au Conservatoire, mais bien jouer pour lui des oeuvres que l'on apprend seul, que l'on joue déjà en public, mais que l'on a besoin de jouer à un maître pour avoir une écoute extérieure et trouver des solutions...
J'ai une liste longue comme le bras de pianistes - parfois des stars - qui font ainsi...
Claudio Arrau, à la fin de sa vie, voulait reprendre Gaspard de la nuit et jouer les Miroirs de Ravel... Il a demandé à quelqu'un que je connais très bien, s'il pouvait faire l'intermédiaire entre lui et Vlado Perlemuter pour qu'il aille lui jouer ces deux oeuvres, car il avait besoin de les lui jouer... Perlemuter qui jusqu'à la mort de Marcel Ciampi allait lui jouer tous ses nouveaux programmes pour recevoir conseils et critiques... alors qu'il formait lui même des pianistes au conservatoire ! Je pourrais parler d'Argerich qui a demandé beaucoup de conseils, a joué pour son vieil ami Freire, lui a demandé de lui montrer.... comment dominer le 3e de Rachmaninov... Je pourrais parler de ce pianiste d'origine chinoise qui vit à Londres et vers qui des stars se tournent régulièrement pour se remettre d'aplomb... Yuja Wang fait la même chose : elle a besoin d'un maître, d'un référent pour savoir où elle va.
Mais bon...
Il est têtu et il sait même des choses qui ne sont pas sues d'autres que ceux qui les savent pour des raisons personnelles !
Et vous pensez vraiment que Yuja Wang a besoin d'un professeur comme du temps qu'elle était au conservatoire ? Non ! Elle ressent le besoin d'un maître pour lequel elle joue, qui lui donne des conseils, lui fait prendre mieux conscience de certaines choses et la fait travailler dans telle ou telle direction qu'elle sent ou qu'il découvre. Ce n'est donc en rien mauvais signe comme vous le disiez, mais normal, on ne peut plus normal... je connais des grands artistes qui continuent de travailler ainsi, de visiter celui ou celle qui les as conduit vers la victoire dans les grands concours, pour recevoir leurs conseils... cela demande de la modestie...
Je ne vais pas citer ici les pianistes qui ont des grandes carrières et vont tous les trois mois passer une journée chez un grand maître pour tout autre chose que rendre visite au vieux maître...
Je pourrais parler de Ciccolini qui m'avait raconté une histoire parlante... "J'avais eu mon prix au Concours Long depuis longtemps, je jouais dans le monde entier, j'avais fait mes débuts avec Mitropoulous à NY, j'avais des critiques fabuleuses, mais je sentais bien que des choses commençaient à m'échapper... j'avais besoin d'un maître... Je suis allé voir Cortot, dont je n'avais jamais été l'élève, mais lui, je savais qu'il me dirait les choses et me remettrait sur la voie"... Aldo l'a fait... et il a bien fait... Et d'ailleurs, à leur tour, des pianistes qu'il a formés et dans la carrière depuis un bail... continuaient d'aller le visiter pour recevoir ses conseils, chez lui, dans sa maison... Thibaudet raconte avec honnêteté de jolies choses à ce sujet. Et pas que lui...
Et il y a des professeurs dont vous ne connaissez pas le nom vers qui des noms qui brillent tout en haut de l'affiche vont toujours pour jouer leurs nouveaux programmes. Ils n'y vont pas pour s'entendre dire "quelle merveille !", mais bien pour s'entendre critiquer dans le secret du studio... là où nous ne pouvons pas entrer.
Autre exemple : je suis allé avec un grand compositeur américain chez Henri Dutilleux : le rêve de John Adams était de le recontrer et de lui montrer sa musique... RDV fut pris. Pendant que je beurrais les tartines dans la cuisine, les deux sont restés ensembles à parler... on a ensuite pris une coupette avec du saumon, puis nous avons laissé Henri Dutilleux et sommes allés au restaurant. Adams était ému à un point pas possible : Dutilleux connaissait déjà la plupart de ses oeuvres pour orchestre de l'intérieur et lui en a fait une critique circonstanciée, points positifs et faiblesses comprises, surtout les faiblesses... Et Adams de dire : "c'est de ce genre de grands maîtres dont nous avons besoin, qui nous critiquent sans animosité sans complaisance... "
Nadia Boulanger a fait ça pour les anciennes générations. Même Stravinsky lui montrait ses oeuvres et lui demandait des conseils alors qu'il était au sommet de sa carrière !
Un maître c'est ça. Et c'est un bon signe quand un artiste âge de 30 ans, comme Yuja Wang, a la modestie de penser qu'elle doit encore et toujours avoir un maître. Elle est sage...